La Ronde septembre 2016

et pour cette Ronde de Septembre, Merci cher Dom.A pour ce texte /image sur le mot « ouvrages »

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Tu ne peux pas le rater. À peine te tiens-tu debout, l’appartement est tellement petit qu’au bout de trois pas il y a une chance sur deux de tomber dessus. Pratique, pour se rattraper après un tel effort. Tu sens des aspérités, du relief, les petits boutons sur les côtés sont très tentants, mais non, ce n’est pas possible de remuer quoi que ce soit, rien ne répond. Trop haut et trop grand. D’ailleurs, des bras familiers t’ont déjà emmené à l’autre bout de la pièce.

Tu y reviendras vite, et un jour tu pourras même soulever les deux couvercles supérieurs. Quelques merveilles, déjà, et non des moindres, tu vois ça : ciseaux, dés à coudre, bobines de fil, aiguilles. De quoi se faire peur et embrouiller son monde. Une piqûre au bout du doigt, pour voir ce qu’il y a dedans. Pas grand-chose, en vérité. Tu n’as pas osé, non plus, appuyer trop fort. Le sang ne coule même pas, il reste figé en une minuscule boule rouge. Mais, quelle que soit la manière dont tu t’y prends, il est impossible de remettre en place l’ensemble exactement tel que tu l‘as trouvé. La première fois tu te fais gronder, la deuxième fois c’est la menace d’une fessée, et la troisième une punition. Tu ne te souviens plus précisément de la nature de celle-ci, mais elle te dissuade un temps.

Puis tu reviens à la charge, forcément. Puisque c’est interdit, cela signifie quelque chose d’intéressant. Qu’y a-t-il par en dessous. Tu as vu une esquisse, une promesse, mais au fond, que peut-il se tramer ?

Tu finis par trouver le mécanisme, il est assez simple et pourtant subtil, presque magique. Il faut tirer chaque bloc symétriquement vers l’extérieur et en même temps légèrement vers le haut, ce qui permet le dépliage en souplesse du tout. Miracle. Cela se déploie comme un instrument de musique savante, révélant l’existence à peine pressentie d’autres tiroirs. Ça y est, tu es au cœur de la question. Puissante excitation (la manipulation du meuble le plus raffiné, du plus beau des secrétaires chez tel ou tel antiquaire ou brocanteur, jamais ne provoquera à nouveau un émoi comparable). Précautionneusement rangés dans des casiers, ce sont des dévidoirs, des tubes, des accroches, des fermetures Éclair, des rubans, des accessoires bizarres. À quoi peut bien servir tout ceci. Quelle fonction confidentielle, presque intime, attribuer à telle ou telle matière. Et l’odeur, confinée, étrange, neuve : un orgue à parfums. Et des boutons, une kyrielle de boutons, tous différents comme des figures humaines, complices certainement de ce qui se joue par ici. Érotisation immédiate de l’objet et de ce qu’il contient, oubli de tout le reste (et de la prudence la plus élémentaire). La sanction ne se fait pas attendre : en essayant de refermer l’engin, dans ta confusion tu t’y prends mal, trop vite, et le truc claque bruyamment sur tes doigts. Suit une scène dont cette fois-ci tu vas te souvenir car on y prononce des mots que tu ne comprends pas, mais à la façon dont on les dit, ils ont l’air de posséder un sens caché. En définitive tu vas « au coin », ce qui dans la circonstance n’est pas la pire des punitions.

Tu connaîtras, quelques années plus tard, une aventure semblable, pleine de mystères, d’émois, de découvertes, de frustrations et tout le tremblement. Tu noteras des similitudes avec l’histoire de la boîte à ouvrage et tu feras semblant de ne pas être étonné quand tu découvriras que d’autres y ont pensé avant toi, et même que l’affaire semble être entendue depuis longtemps.

Tu remarqueras que les tiroirs, s’ils sont des cachettes où chacun entrepose ses secrets avant de les oublier presque complètement (sauf lorsque par accident l’un d’entre eux se renverse, cela arrive d’ailleurs assez fréquemment, il faut alors tout ranger à nouveau dans l’urgence et dans le désordre, avec le risque qu’un secret oublié revienne à la surface), ils sont aussi, et là ça se complique, des endroits où quelques autres déposent les leurs quand ils ne savent plus qu’en faire, ou qu’ils leur sont devenus trop pesants, sans que cette surcharge, en apparence tout du moins, ne dérange outre mesure le destinataire.

Tu en déduiras que la personne avec laquelle tu vis ou tu travailles (ou les deux à la fois) à un moment donné n’est pas seulement dépositaire de ses propres secrets, mais aussi de ceux que tu lui as confiés et, comme si ce n’était pas suffisant, de ceux de plusieurs autres individus que tu ne connais pas.

Tu admettras que les secrets des uns et des autres finissent par se mélanger en un combinat nébuleux et instable où non seulement il est difficile pour soi-même de mettre de l’ordre, mais encore où il serait dangereux qu’un tiers ignorant ou malintentionné s’aventurât spontanément ou sans y être convié.

Tu penseras enfin qu’il est vain d’y comprendre quelque chose, sans que cela t’empêche pour autant de continuer d’ouvrir et de refermer les tiroirs.

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(photo 2)

Salvador Dalí, le Cabinet anthropomorphique in Max Gérard, DalÍ – De Draeger, 1968

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